« Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre; dépositaire du vrai, amas d'incertitudes; gloire, et rebut de l'univers. S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredits toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne, qu'il est un monstre incompréhensible. » Blaise Pascal (1623-1662), Pensées.
Depuis le début du XXe siècle, les sciences et la médecine ont fait d'énormes progrès pour tenter de démystifier la complexité de la nature humaine. Nous connaissons désormais davantage le fonctionnement du bagage génétique et les spécialistes de ce domaine prévoient être en mesure de guérir certaines maladies, dans un avenir rapproché, en modifiant notamment certaines composantes de l'ADN humaines.
Nos connaissances sur le cerveau humain ont énormément progressé : le fonctionnement de ses deux hémisphères, de ses différentes composantes et de l'acheminement du message du cerveau au système nerveux nous paraissent évidents, les différentes ramifications de celui-ci nous sont connues et les termes mémoire et neurone sont couramment utilisés dans notre vocabulaire. L'humain a aussi créé, inventé perfectionné et innové dans d'innombrables domaines : il a marché sur la lune, il a mis au point un monde virtuel (Internet), il a cloné une brebis tout en s'apprêtant à le faire sur un être humain, il a volé plus vite que le son (mur du son) et il a même tenté d'instaurer un pacte de paix universelle ou de renonciation à la guerre (Pacte Briand-Kellogg 1928). Malgré toutes ces innovations, l'homme de ce nouveau millénaire n'est pas nécessairement plus heureux et en harmonie avec ses semblables.
« Agir rationnellement ». Cette formulation, si souvent utilisée à tord et à travers, nous renvoie spontanément à plusieurs images : notamment au concept de la raison humaine, qui en théorie nous sépare des animaux, et aussi à l'idée que nous devons faire preuve de bon sens; mais qu'est-ce que quelqu'un qui en fait la démonstration ? Nous a-t-on inculqué explicitement ce que cette notion de bon sens signifie ? Hélas non, tout comme les termes « la normalité », « le bien », « le mal », « le bonheur », « l'intelligence » etc. qui sont tous des concepts passablement subjectifs et qui varient selon plusieurs facteurs comme, par exemple, les valeurs et l'éducation que nous avons acquises.
On nous dit aussi qu'agir raisonnablement c'est d'écouter la supposée sagesse de cette personne, puisqu'elle est plus veille, plus instruite ou plus sensée que nous, ou bien encore c'est lorsque nous utilisons non pas nos expériences dans une quelconque situation mais bien notre raisonnement. C'est aussi la rationalité qui nous permet de distinguer l'homme de la bête et ainsi de nous positionner sur un piédestal en revendiquant la supériorité. L'être humain est supérieur aux autres créatures terrestres, néanmoins ce n'est pas parce que nous sommes tous dotés d'une intelligence rationnelle que nous nous en servons toujours de façon adéquate.
En examinant l'autre côté de la médaille, soit l'aspect sombre du XXe siècle, j'estime que la rationalité qui habite chaque être humain n'a pas permis d'éviter, entre autres, les génocides, les guerres et l'apartheid. Je ne suis ni un idéaliste, qui espère un monde sous un idéal élevé voir impossible à atteindre, ni un pacifiste, qui croit à une paix perpétuelle, et ni encore un utopiste qui imagine une société parfaite. Il faut tout de même reconnaître que les beaux principes et les belles théories de Descartes ne sont en fait qu'un idéal dont les êtres humains, inclinés vers le pouvoir, la force et le contrôle, ne peuvent en être qualifiés dans cet absolu.
Tout de même, nous ne pouvons nier que l'humain se doit d'agir rationnellement puisque c'est ce qui lui accorde une certaine dignité, mais la voix du cœur a été trop souvent rejetée par plusieurs hommes influents de cette planète. En effet, si certains politiciens utilisaient leur cœur plutôt que leur raison nous pourrions peut-être parvenir à des résultats sensiblement différents. Cette réflexion semble teintée, a priori, d'utopie, mais elle trouve son application lorsque nous examinons, avec un certain recul historique, le cheminement d'un Martin Luther King ou d'un Mohandas Karamchand Gandhi, dit le Mahatma. Apôtres de la résistance passive et de la non-violence, Martin Luther King lutta contre la discrimination envers les Noirs afin que ceux-ci puissent bénéficier des principes de droits universels reconnus aux autres individus, tandis que Gandhi lutta pour l'accession de son pays (l'Inde) à l'indépendance.
Les discours et les actions que ces deux hommes ont utilisés ne reflètent pas toujours la rationalité prônée par Descartes, ce qui met en lumière que parfois la solution ne se trouve pas dans la voix habituelle puisqu'ils ont contribué à faire valoir leur idéologie tout en empruntant une voix différente.
« La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues et de principes différents qu'elle soit avoir toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit, ou elle s'égare, faute de les voir tous à la fois. Il n'en est pas ainsi du sentiment. Il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut donc, après avoir connu la vérité par la raison, tâcher de la sentir, et de mettre notre foi dans le sentiment du coeur; autrement elle sera toujours incertaine et chancelante. » Pascal, Pensées.
Pour peu que l'on connaisse le XVIIe siècle français, on oppose spontanément Pascal à Descartes. Pascal, pourtant savant, s'en remet au cœur et non à la raison pour accéder à Dieu : ni la raison et ni les sciences constituées n'offrent de points de repère fiables pour discerner le vrai du faux. L'homme, « monstre incompréhensible » qui tente de se connaître, se découvre comme un abîme de contradictions, de « disproportion ». Descartes, quant à lui, fait plutôt de Dieu, qui paraît dès lors froid, la clef de voûte de son édifice rationnel. Ce sont là deux modèles par rapport auxquels un peuple et des individus peuvent se définir et ce, encore de nos jours, malgré que plusieurs centaines d'années nous séparent de ces conceptions. Ils indiquent aux êtres humains quels sont leurs choix en leur fournissant une perspective particulière et clairement définie quand se posent les problèmes éternels de la vie. Ils représentent ainsi un choix entre la raison et la révélation, entre la science et la piété, et de ce choix découle tout le reste. L'une et l'autre de ces visions totales se présentent presque toujours à l'esprit lorsqu'il réfléchit sur lui-même.
(http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Blaise_Pascal)
Pascal et tous les auteurs de la période du romantisme – première moitié du XIXe siècle environ –, ont utilisé une perspective différente du cartésianisme puisque selon eux, au nom de la nature, nous pouvons en effet contester la tyrannie de la raison, les contraintes sociales et les règles stériles héritées des Anciens. Ils ont alors mis en opposition le cœur (les sentiments), qu'ils privilégiaient, à la raison (la pensée, le savoir, les notions théoriques, etc.). On peut retrouver par exemple une phrase très significative de ce mouvement dans les Pensées de Pascal : « Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point. On le sent en mille choses. » qui démontre parfaitement cette ligne de pensée, c'est-à-dire que l'être l'humain est fait d'un esprit, d'une raison mais parfois c'est son cœur qu'il doit suivre.
« La raison ne satisfait pas à ses propres exigences, car elle ne parvient pas à rendre compte de tous les phénomènes et de toutes les expériences humaines. Ce que nous connaissons par le cœur ou par les sentiments échappe à la géométrie – l'« ordre le plus parfait entre les hommes » – et à sa méthode. La raison peut saisir la nécessité, mais comme nous le constatons dans la géométrie cette nécessité n'est que formelle. Il faut toutefois éviter de lui retirer toute confiance ou, au contraire, de ne se fier qu'à elle en prétendant qu'elle peut offrir une base solide à nos jugements. Selon Pascal, la seule manière de « vraiment philosopher », c'est de « se moquer de la philosophie » et de la raison. »
(http://www.memo.fr/article.asp?ID=PER_MOD_068)
Pascal croit aussi que l'unique but est de coopérer avec Dieu à « incliner le cœur » de l'homme « égaré dans ce coin de l'Univers, sans savoir ce qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant ». Pascal utilise une métaphore teintée de fatalité, mais aussi de vertu, décrivant un aspect de l'homme. « L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue; parce qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. voilà le principe de la morale. »
Pascal explique pourquoi l'être humain ne parvient jamais au bonheur : « Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent, et comme pour le hâter; ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt […] et si vains, que nous songeons à ceux [aux temps] qui ne sont point, et laissons échapper sans réflexion le seul qui subsiste. »
Selon moi, c'est encore un aspect au XXIe siècle qui préoccupe passablement les humains. Il y a eu par le passé certains clivages importants comme : le bien, Dieu et le paradis opposés au mal, à Satan et à l'enfer... les riches, l'idéologie capitaliste et l'argent versus les pauvres, l'idéologie socialiste et les valeurs morales. Cependant, au niveau plus personnel ce qui préoccupe l'être humain, souvent inconsciemment, c'est l'opposition entre Descartes et Pascal, c'est-à-dire l'éternel mouvement du balancier entre la rationalité et les sentiments. Pratiquement tout le monde utilise un peu des deux, certains penchent plus d'un côté ou de l'autre, et il n'y a aucun chemin meilleur qu'un autre.
On dira qu'un diplômé du secteur des finances est un être plus rationnel tandis que quelqu'un en Arts ou en travail social est plus près du cœur et des sentiments. Malgré tout, peu importe le chemin parcouru, je crois que c'est dans la nature de l'être humain de toujours vouloir rechercher l'ataraxie, c'est-à-dire la tranquillité absolue de l'âme. C'est pratiquement impossible d'y parvenir, car c'est davantage une notion de perfection que les stoïciens et les épicuriens désiraient atteindre, mais c'est tout de même ce à quoi les êtres humains tentent de rejoindre, pour accéder au but ultime de leur existence, soit le bonheur.
Le bonheur comme fin, ce vers quoi on tend par nature, fut envisagé par la masse populaire surtout depuis la Révolution française en 1789, mais c'est pratiquement depuis 2000 ans que les penseurs y réfléchissent et désormais ce but est ce qui rejoint l'humanité. Que nous soyons cartésiens ou plus romantiques, nous ne pouvons nier que nous suivons tout au cours de notre vie une tangente menant inexorablement vers l'ataraxie.
Dans une vision plus globale, il est évident que le monde dans lequel nous vivons et les êtres humains que nous côtoyons ne sont pas parfaits, ils ne le seront d'ailleurs jamais. Ce que nous voulons rejoindre pour être heureux n'est jamais pleinement atteint puisque ce qui fait notre bonheur ne consiste pas seulement à la façon dont nous planifions nos propres actions. Nous ne pouvons modifier ce qui nous entoure par notre simple volonté, car nous sommes sans cesse en interaction avec des individus ayant des visées divergentes des nôtres et partageant une vision différente de laquelle nous envisageons.
J'estime que nous valorisons de façon abusive la pensée froide et désincarnée qu'est la raison au détriment de la voie du cœur trop souvent rejetée, mais qui est aussi, ce que nous oublions trop souvent, un aspect qui distingue l'homme de la bête. En ce nouveau millénaire, cette façon d'envisager la vie m'apparaît comme celle à choisir mais en l'appliquant comme Pascal, c'est-à-dire d'éviter de retirer à la raison toute confiance ou, au contraire, de ne se fier qu'à elle en prétendant qu'elle peut offrir une base solide à nos jugements.
Pour plus d'informations :
Oeuvres de Pascal : Les pensées (1670, posthume)
http://wikisource.org/wiki/Pensées
Oeuvres de Descartes : Le Discours de la méthode (1637) Méditations métaphysiques (1641) Les Passions de l'âme (1649)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Blaise_Pascal
http://fr.wikipedia.org/wiki/Descartes