L'Actualité, no. Vol: 30 No: 10
15 juin 2005, p. 62
Un siècle fou
Hitchcock, ils sont devenus fous!
Notre chroniqueur aime le cinéma et le suspense. Il ne supporte pas que... Enfin, on préfère ne pas vous dévoiler immédiatement comment ça finit.
Lisée, Jean-François
Je vais vous raconter un film que je n'ai pas vu et que je n'irai pas voir. Il raconte l'histoire d'un enfant juif séparé de sa mère pendant la Deuxième Guerre mondiale. Rien n'empêchera le gamin de tenter de la rejoindre. Il traverse une partie de l'Europe, est tantôt recueilli par des gens bienveillants (dont une charmante grand-mère), tantôt livré aux nazis, auxquels il échappe toujours in extremis. À la fin, il retrouve sa mère sur la piste d'un aéroport.
Il a l'air très bon, ce film. Je serais bien allé le voir. Mais j'ai vu la bande-annonce, qui m'en a raconté le début, le milieu et la fin. Cela se produit de plus en plus souvent et commence à sérieusement m'énerver. Non seulement on nous gâche le plaisir de la découverte, du suspense, mais en plus on gâche le travail des scénaristes et metteurs en scène, qui peinent pendant des années pour nous surprendre (et nous sommes de plus en plus difficiles à surprendre). Qu'à cela ne tienne, en 45 secondes, la bande-annonce révèle la moitié des rebondissements.
Moi, je résiste. Lorsque je sais que je vais lire un livre, aller voir une pièce de théâtre ou un film, je ne lis aucune critique ou résumé auparavant. Je m'en remets complètement aux créateurs. Qu'ils m'emportent dans leur aventure. Je suis à leur entière disposition. Une fois le livre, la pièce ou le film terminé, je suis prêt à analyser, discuter, comparer. Après, pas avant.
Ma plus belle expérience cinématographique du genre? Ayant fait, au printemps 1981, un long stage en Europe, j'avais complètement manqué le battage publicitaire (que je soupçonne titanesque) ayant entouré le lancement du film Les aventuriers de l'Arche perdue. C'était avant que les films américains soient lancés partout sur la planète le même jour. Je marchais tranquillement rue De Bleury, à Montréal, lorsque j'ai vu l'affiche, devant le cinéma Impérial. Steven Spielberg? George Lucas? Harrison Ford? Ensemble? J'entrai, complètement impréparé à assister au film qui a révolutionné le cinéma d'aventures. Il y avait davantage d'action dans le prégénérique que dans la scène centrale de n'importe quel film d'aventures réalisé jusque-là. J'étais entré, en quelque sorte, vierge. Je n'en ai eu que plus de plaisir.
Voilà: les metteurs en marché actuels nous volent notre virginité. Nous voulons bien être attirés, aguichés, envoûtés. Mais pas dépucelés.
Le fléau atteint aussi la télévision. Prenez l'exemple du récent remake, en bien mieux, de la vieille série Battlestar Galactica. Vous commencez à regarder un épisode. Il y a le prégénérique, le générique. Puis, comme si les producteurs avaient peur que vous partiez, ils vous présentent en rafale, pendant 30 secondes, des images de ce qui va suivre. Bonté divine! Une seule image peut raconter tout le dénouement! La raison d'un tel déballage m'échappe totalement. Est-ce que Jules Verne donnait à la fin de chaque chapitre des extraits de phrases-chocs des chapitres suivants? Il n'y a qu'une tactique: je ferme les yeux, je me bouche les oreilles. J'attends que ça passe.
On me dira que la révélation prématurée de rebondissements à venir n'est pas complètement nouvelle. Dans les vieux feuilletons, les titres des épisodes étaient parfois révélateurs: "Où on apprend que le maître d'hôtel est un vieil espion russe." Conclusion: c'était aussi nul à l'époque qu'aujourd'hui. On dira aussi qu'on va voir Roméo et Juliette en connaissant la fin (sauf peut-être la première fois). Et je ne choquerai personne si je prédis qu'Anakin Skywalker succombera au côté noir de la Force dans le troisième Star Wars - mais avouez que le cas est spécial. On veut savoir comment c'est arrivé. Là réside le suspense.
Reste que j'appelle à la révolte des cinéphiles. Créons le Mouvement Hitchcock, tant il est certain que le maître du suspense serait aussi outré que nous. Où est l'avocat qui lancera un recours collectif contre les déshabilleurs de scénarios? Il y a pourtant là une gigantesque perte de jouissance cumulée. On pourrait faire des millions. Les utiliser pour réaliser des films. Et ne jamais, jamais en raconter la fin dans les bandes-annonces.
Jean-François Lisée est directeur exécutif du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal ainsi que de PolitiquesSociales.net.
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